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dimanche 20 mai 2007

585 - Les poireaux

Aujourd'hui mardi c'est jour de poireaux chez les Fournicheaux, un couple de provinciaux sans âge, sans enfant, sans autre horizon que les murs décrépits de leur maison à l'écart de toute bourgade, protégés de l'influence citadine par une haie aussi haute qu'est étroite leur mentalité de morts-vivants. La ménagère lasse s'adressant à son mari :

- Le Michel, t'as-t-y fait chauffer la cuisinière que j'y fasse cuire la poireautée pour à midi ?

Lui avec sa casquette mal vissée sur son crâne ridé :

- J'a va tirer le feu, j'a va tirer le feu... A-t-y mis la soupière qu'est pas percée au moins ?

Dans un geste ample et vif, la vieillarde se saisit de l'ustensile, et d'un air triomphant :

- J'a m'est pas trompée de soupière cette fois-ci. J'a prends la bonne soupière qu'a l'est pas percée du cul.

Ainsi les deux vieux sédentaires s'apprêtent-ils à faire cuire leurs poireaux du mardi dans une ambiance sclérosée au possible... Festoyer dans la tristesse et le dénuement de l'esprit est leur plus chère habitude de gastronomes avaricieux. Sorte d'esthètes au rabais, les deux indigents ne boudent pas leur plaisir. Se gaver de poireaux qui ont poussé gratuitement dans leur potager est pour eux une réelle revanche sur la vie. Payés en nature par la terre de leur jardin et l'eau du ciel, ils s'exclament parfois :

- Ca sera toujours ça que les Prussiens y z'auront pas dans le bec !

De temps à autre, la femme moins sordide que son mari se permet de jeter quelques morceaux de fromage sur ses poireaux, geste invariablement suivi par ces paroles, toujours les mêmes, lancées sur le même ton solennel :

- Le fromage c'est bon, ça fond dans le poireau tout chaud et ça le rend meilleur à avaler.

Pour se faire pardonner cette audace, la vieille femme reprend à chaque fois une pleine assiette de poireaux natures, comme son mari, afin d'ôter aussitôt le goût du fromage fondu qu'elle vient d'ingurgiter. Le crime le plus odieux à ses yeux consistant à succomber au goût du luxe, le fait d'ajouter du fromage de temps à autre sur ses poireaux lui pose un sérieux problème moral. Son mari n'a jamais vraiment approuvé la faiblesse de sa femme, depuis cinquante-cinq ans qu'ils mangent ensemble des poireaux le mardi. De longues conversations s'engagent souvent entre eux à ce sujet, jusque fort tard dans la nuit. Toujours dans le noir afin de n'user pas inutilement la chandelle.

Mais laissons à leurs poireaux et conversations nocturnes ces deux vieilles gens que l'isolement rend plus improbables encore à notre époque de poireaux vendus sous cellophane, laissons s'enterrer inexorablement ces oubliés de la France profonde qui s'inquiètent de l'usure de leurs chandelles alors que nous surfons sur le NET à grande vitesse...

J'ai croisé ces mohicans un jour. Jamais ne les oublierai avec leur plâtrée de poireaux du mardi et leur sempiternelle histoire de fromage fondu. J'entends encore la vieille adresser ces mots irréels à son mari, tandis que je m'étais égaré jusque sous la fenêtre de leur masure lors d'une randonnée pédestre dans la Creuse :

- Le Michel, est-ce que c'est-t'y pasque t'aime t'y point le fromage fondu sur le poireau que t'en mange point ou ben est-ce que c'est-y que pasque le poireau est déjà fondant que t'y veux pas y rajouter de la nourriture inutile dessus qu'est pas donnée au prix qu'elle est du kilo ?

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