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dimanche 20 mai 2007

636 - Ivresse d'esthète

Comment décrire le plaisir subtil et fulgurant de l'esthète que je suis lorsque volontairement je me frotte aux béotiens et me fais passer pour l'un des leurs dans le dessein d'éprouver le vertige de mes propres hauteurs ?

J'affectionne singulièrement la proximité du vulgaire, j'aime le côtoyer avec cette manière sévère et cynique qui est la marque des esprits supérieurs. Le plaisir suprême consiste à me mettre à la portée du premier rustre venu et à me faire passer pour un grossier de sa condition sans rien laisser paraître de ma supériorité. Pour cela je dois me faire violence et masquer cet air hautain inné qui me caractérise.

Sorte de gants blancs de l'esprit, de hauts-de-forme de l'âme naturels aux belles gens, les allures dédaigneuses de la race noble sont des signes de qualité insupportables à la roture.

En certaines circonstances les sangs rares de mon espèce évitent de laisser parler le naturel.

Ainsi, pour passer vraiment inaperçu dans ces bars j'adopte les us odieux de mon entourage. Quand parfois à l'heure vespérale dans un de ces établissements plébéiens j'ingurgite quelque breuvage enivrant, je fais mine d'apprécier l'infâme musique de fond issue du juke-box alors qu'en réalité je ne souffre que les quatuors de Beethoven...

Mon regard croise celui du patron, des clients... Faussement uni à cette assemblée de minables qui pataugent dans leur médiocrité quotidienne, je lève mon verre avec eux aux causes les plus ineptes : à la santé de Bébert, à la prochaine baisse des impôts locaux, à l'ouverture de la supérette du coin de la rue... Ennemi de la moindre finesse de pensée, le cercle se referme un peu plus autour du gros rouge. A partir de cet instant, tout est possible. Par exemple, un des éthyliques dans un éclair de stupidité hautement prévisible se lamente, inconsolable, sur le sort de son chien malade puis sans transition cause allègrement météorologie, femmes, automobiles... Au second verre, solennel comme une statue de plâtre, le regard lointain et mystérieux, il se met à débiter des banalités mécaniques au sujet des roues de son vélo, allant jusqu'à invoquer le dieu Michelin avec dans la voix de sincères tremblements d'admiration pour le concepteur de la chambre à air.

En choeur, tous approuvent.

Et moi, depuis mes sphères divines que mes compagnons de beuverie sont incapables de concevoir, je surenchéris.

Mes propos, d'une insignifiance abyssale mais clamés sur un ton plein d'une fureur feinte mi-alcoolique mi-crapuleuse, les flattent et les rassurent jusqu'au fond de leur coeur prompt à battre à la moindre sollicitation "bistrotière", tout en berçant exquisément leurs viscères imbibés de vile piquette... En quelques crachats d'ivrogne je deviens leur grand amiral de zinc, à la vie à la mort.

Je ressors du bar deux fois ivre. Ivre de bière fine et ivre de jubilation cynique.

Le plaisir de la boisson, associé au plaisir de l'esprit, est ainsi décuplé.

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